« Aucune crise ne justifie de laisser des gens se noyer en Méditerranée ». Stefan Schütz, chef de mission à bord du navire « Alan Kurdi » de l’ONG allemande Sea-Eye, trace la route en Méditerranée. Dans une vidéo postée sur Twitter le 2 avril, il affirme que l’équipage est parfaitement armé pour gérer d’éventuels cas de coronavirus à bord et annonce l’arrivée du navire humanitaire au large des côtes libyennes, dans la journée du samedi 4 avril. Après deux mois de réparation, les autorités espagnoles lui avaient donné l’autorisation de larguer les amarres en début de semaine.

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La Méditerranée est plus que jamais devenue un grand trou noir. Tout accaparés par le Covid-19, les yeux se sont plus encore détournés de la tragédie qui se déroule en Libye. Et plus aucun navire humanitaire n’opérait en mer depuis fin février, la fermeture des frontières empêchant les équipages de gagner leur bateau.

Le « Sea Watch 3 » allemand avait débarqué 194 personnes secourues à Messine en Sicile, le 28 février. Neuf jours auparavant l’« Ocean Viking », opéré par MSF et SOS Méditerranée, avait débarqué 276 personnes à Pozzallo, également en Sicile. Les deux bateaux avaient ensuite été placés en quarantaine. Quant à l’« Open arms » espagnol, il avait mené sa dernière mission fin janvier, tout comme l’« Alan Kurdi ».

« Est-ce raisonnable de repartir en mer si l’on a aucun port pour désembarquer ? »

L’« Ocean Viking », qui a finalement pu rejoindre le port de Marseille le 20 mars, se dit lui aussi fin prêt pour de nouvelles missions, mais hésite encore. « Est-ce raisonnable de repartir en mer si l’on n’a aucun port pour débarquer ? » s’interroge Hassiba Hadj-Sahraoui, conseillère aux affaires humanitaires de MSF. Mais Sea-Eye se demande « combien de personnes ont disparu en mer sans être remarquées ces dernières semaines ».

L’an dernier, 1 319 personnes ont perdu la vie en Méditerranée. Irini, la nouvelle opération européenne qui succède à Sophia, depuis ce mois d’avril, se destine à la surveillance de l’embargo sur les armes, et se positionne dans l’Est Méditerranéen, précisément à distance des zones de sauvetage.

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Selon les données du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR), 2 557 personnes ont quitté la Libye et rejoint l’Italie par la mer en janvier et février, tandis que 2 043 ont été interceptées par les gardes-côtes et ramenées sur le sol libyen. En mars, seuls 155 migrants ont gagné Malte et l’Italie, et 634 ont été interceptés en mer.

« La mer reste la seule échappatoire »

« La mer a été très mauvaise en mars », souligne Jean-Paul Cavalieri, responsable HCR pour la Libye. Mais surtout la situation en Libye s’est fortement dégradée, s’alarme-t-il, témoignant de pluies d’obus aux abords de Tripoli. Et trop occupées par les combats, les filières de passeurs ont été moins actives.

« Les départs devraient reprendre ce printemps, la mer reste la seule échappatoire », relève Hassiba Hadj-Sahraoui. Le ciel est fermé. L’organisation internationale des migrations ne peut plus opérer de rapatriements vers les pays d’origine, et les départs des réfugiés et demandeurs d’asile les plus vulnérables vers le Niger voisin, sont aussi à l’arrêt. Et dans la Libye en guerre, le sort des 50 000 réfugiés et demandeurs d’asile enregistrés par le HCR, et celui des autres migrants, est particulièrement critique. La vie des Libyens eux-mêmes s’est fortement dégradée, sans parler de celle des 350 000 déplacés.

« Les migrants ont très peur de sortir, ils sont les premiers contrôlés »

Dans l’Est libyen, l’armée du maréchal Haftar se livre depuis deux semaines à des « expulsions massives de migrants et demandeurs d’asile vers le Soudan et le Niger », dénonce Vincent Cochetel, envoyé spécial du HCR pour la situation en Méditerranée centrale.

À Tripoli, « les quartiers sont barricadés par les milices, il y a un couvre-feu de 14 heures à 7 heures du matin. Les migrants ont très peur de sortir, ils sont les premiers contrôlés », témoigne Jean-Paul Cavalieri. Le HCR a dû réduire le fonctionnement de son centre d’accueil de jour et tente de faire des distributions alimentaires dans les quartiers, en lien avec le Croissant rouge libyen. « On est au bord de la catastrophe humanitaire », estime-t-il.

La réalité de l’épidémie de coronavirus est une grande inconnue et le pays incapable d’y faire face. « La situation est terriblement angoissante, reconnaît Jean-Paul Cavalieri, pour le personnel du HCR, pour les Libyens, pour les réfugiés, pour les déplacés, pour les travailleurs précaires ».