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Billet de blog 27 juillet 2020

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Le nouveau procès de Louis XVI

Professeur d’histoire à l’université du Kentucky et spécialiste de la Révolution française, Jeremy Popkin raconte les mésaventures d’une statue de Louis XVI, installée à Louisville, plus grande ville de cet État américain, et devenue aujourd’hui la cible des manifestants du mouvement « Black Lives Matter ».

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Partout dans les villes américaines, à l’heure actuelle, les statues tombent. Statues des généraux et hommes politiques sudistes, qui ont combattu pour maintenir l’esclavage pendant la guerre civile de 1861-1865, statues des ségrégationnistes et militants du Ku Klux Klan qui ont propagé le racisme après la guerre, et, il y a quelques semaines, une statue de Louis XVI, ou du moins une partie – le bras droit – de sa statue.

Même en France, des images des gens dansant devant la statue du malheureux monarque en élevant la main de plâtre qu’ils ont réussi à détacher de son bras sont passées à la télé. Sur Twitter, on peut lire des centaines de commentaires en français, dont une bonne moitié critiquent les manifestants d’ici parce qu’ils ont laissé la tête du roi sur ses épaules. « Nous avons mieux fait en 1793 ! », lit-on.

Le bras cassé de Louis XVI à Louisville (USA)

Il y a certes d’autres qui, en France et aux Etats-Unis, ne comprennent pas pourquoi un monument à un roi français se trouve au centre de la plus grande ville de l’État américain du Kentucky. Autant que je sache, il existe seulement une statue en pied survivant du monarque parjure exécuté en janvier 1793 sur le sol français – à Nantes, au sommet d’une colonne).

Expliquer la présence de Louis XVI à Louisville n’est pas difficile; expliquer pourquoi il vient d’être pris pour cible par des manifestants contre l’injustice raciale aux États-Unis est moins simple. Fondé à la fin du XVIIIe siècle, la ville de Louisville porte son nom en honneur du roi qui a appuyé les insurgés (insurgents) américains dans leur combat contre George III et les Anglais. La fleur-de-lis des Bourbons est le symbole officiel de la municipalité (et bien sûr, le célèbre Bourbon, whisky du Kentucky, a été distillé pour la première fois dans le comté de Bourbon, pas loin de Louisville).

L’histoire du monument est un peu plus compliquée. Edifié dans la ville française de Montpellier en 1829, au moment de la Restauration qui a suivi la défaite de Napoléon, cette statue du roi a été retirée de la vue publique une année plus tard, à la suite de la Révolution de 1830 qui a mis fin à la dynastie des Bourbons. Mal aimé dans son propre pays, Louis XVI a fini dans un coin des archives municipales de Montpellier pendant plusieurs décennies.

Au moment du procès du roi devant la Convention nationale en 1793, le député anglo-américain Thomas Paine avait proposé de punir Louis XVI en l’envoyant en exil aux États-Unis, où il aurait été obligé de gagner sa vie avec ses talents de serrurier. Le statue de Montpellier est arrivé dans notre pays non pas comme punition mais comme récompense : en 1966, la ville de Montpellier l’a offert à Louisville comme témoignage de l’amitié franco-américaine.

Illustration 2
La statue de Louis XVI devant l'Hôtel de ville de Louisville (USA)

Trop grand et trop lourd pour être installé dans le musée d’art de Louisville, le Louis XVI de pierre a trouvé sa place devant l’Hôtel de ville. Il y avait, même en 1966, quelques gens qui ont trouvé l’idée d’installer une statue exhibant « toute la pompe d’un souverain d’ancien régime » devant le siège d’un gouvernement municipal dans une république démocratique « saugrenue », comme écrivait un lecteur du journal louisvillien de l’époque.

Néanmoins, les Louisvilliens ont vécu paisiblement avec leur roi français pendant plus de cinquante ans. Sa présence commémorait la contribution indéniable de la France à l’indépendance des Etats-Unis et l’amitié de nos deux pays, scellée par notre participation aux deux guerres mondiales du XXème siècle. Bien que leur ville n’a pas, comme la Nouvelle Orléans, un véritable lien historique avec la culture française, la statue de Louis XVI donnait à Louisville un air de sophistication et la distinguait de ses rivales, comme Cincinnati avec son héritage allemand.

Tout a changé quand des manifestations contre la mort de George Floyd à Minneapolis et de Breonna Taylor, une femme noire abattue par la police dans sa propre demeure à Louisville, ont éclaté au mois de juin. Sans doute le dépècement de sa statue doit plus au fait qu’il se trouve devant l’Hôtel de ville qu’à l’identité du personnage. Comme je suis l’un des rares professeurs d’histoire française qui enseigne dans l’État du Kentucky, je peux témoigner qu’il y a assez peu de kentuckiens qui connaissent Louis XVI.

Mais en prenant le ci-devant roi de France comme cible, les manifestants d’ici n’ont pas agi tout à fait au hasard. Mesurant environ 5 mètres de haut, avec son piédestal en plus, ce roi de marbre est un symbole d’autorité. Avec sa robe d’hermine et son embonpoint, il figure sans aucun doute le « 1 % », ces gens à privilège contre lesquels les mouvements de protestation partout dans le monde – gilets jaunes en France, militants de « Black Lives Matter » ici – se lèvent en ce moment.

Les gens dans la rue à Louisville peuvent ignorer les détails historiques qui ont amené l’exécution de Louis XVI en 1793, mais ils ont dans leur tête, sans doute, le mythe de l’assaut sur la Bastille le 14 juillet 1789 et des images de statues qui sont tombées dans plusieurs pays récemment, qu’il s’agit de Lénine à Berlin en 1989, de Saddam Hussein à Bagdad en 2003, ou des généraux confédérés de notre Guerre Civile dans les villes du Sud ici. Ils sentent que l’iconoclasme fait partie d’un moment révolutionnaire.

Les commentaires sur Twitter révèlent qu’il y a des gens qui sont bien capables de faire une liaison entre les gouvernants haïs de nos jours et les rois absolutistes. S’il semble que la plupart de ceux qui auront voulu voir la statue de Louisville décapitée vivent en France, il y avait beaucoup de commentateurs américains qui ne comprennent pas qu’on fasse honneur à un roi héréditaire et, en plus, étranger, sur notre sol censé être celui de la démocratie.

Très peu de commentateurs ont su qu’on peut bien demander des comptes à Louis XVI pour son rôle dans l’histoire de l’esclavage. Si la loi à l’époque disait qu’il n’y avait pas des esclaves en France, il y en avait beaucoup dans les colonies d’outre-mer sous son règne : environ 800 000, soit plus que les 650 000 captifs noirs dans les treize États de l’union américaine en 1789. La traite négrière française a atteint son apogée sous Louis XVI, avec des importations d’environ 40 000 victimes pour la seule colonie de Saint-Domingue en 1790 et 1791.

L’histoire est pleine de complexités. Louis XVI a certes régné, comme tous les souverains de l’Europe à l’époque (et même les révolutionnaires français, jusqu’au jour du 16 pluviôse An II où la Convention nationale a voté l’abolition de l’esclavage dans les colonies) sur des terres d’esclavage. Son ministre Castries a néanmoins essayé, en 1784, d’ « améliorer » l’esclavage en restreignant les pires écarts des propriétaires de plantations, une réforme qui a échoué face à la résistance fanatique de ces derniers.

En 1791, quand les noirs de la colonie de Saint-Domingue – aujourd’hui Haïti – se révoltent contre l’esclavage, beaucoup d’entre eux ont cru que Louis XVI leur voulait de bien. Une rumeur qui se propageait parmi eux disait que le roi leur avait octroyé trois jours libres par semaine pour travailler à leur compte et gagner de l’argent pour acheter leur liberté, mais que l’assemblée révolutionnaire avait empêché l’application de son décret. On trouve un écho lointain de cette rumeur dans les tweets de quelques commentateurs sur l’événement de Louisville qui ont affirmé – à tort, il faut le redire – que Louis XVI avait donné la liberté aux esclaves dans les colonies françaises en 1776, et que le mouvement de « Black Lives Matter » doit le compter comme l’un des leurs.

Et qu’auraient dit les révolutionnaires français eux-mêmes en apprenant la nouvelle de l’événement de Louisville ? Certes, il y aurait eu beaucoup d’entre eux qui auraient applaudi des deux mains la perte que vient de faire Louis XVI de son bras droit. Pensons à la destruction des statues des rois sur la façade de Notre-Dame et à la pièce de théâtre célèbre de Sylvain Maréchal, Le Jugement dernier des rois, où tous les monarques du monde finissent engloutis par un volcan.

Mais n’oublions pas que les députés de l’Assemblée nationale, à la fin de la nuit du 4 août 1789, ont proclamé Louis XVI « restaurateur de la liberté française ». Certes, ils ont changé d’avis assez rapidement. Mais en pleine Terreur, le député jacobin Henri Grégoire s’est élevé contre le « vandalisme » qui a confondu les monuments de pierre avec les tyrans vivants, et les révolutionnaires ont sauvé des statues de rois et de saints en les rebaptisant comme éléments du patrimoine national.

Même si je reconnais la justesse des exigences du mouvement protestataire qui convulse mon pays en ce moment, je dois avouer que je fais aussi des prières pour la survie de « notre » Louis XVI, devenu partie de notre patrimoine culturel. N’oublions pas que la France nous a donné notre plus célèbre statue, la déesse de la Liberté qui trône en rade du port de New York. En ce moment, l’inscription sur son piédestal, qui promet refuge aux persécutés, inspire la résistance à la politique anti-immigrés de notre président. En mettant l’exilé Louis XVI sous notre protection, nous pouvons montrer que nous avons compris le message de la dame Liberté.

 > Professeur d’histoire à University of Kentucky, Jeremy Popkin a récemment publié A New World Begins: The History of the French Revolution (Basic Books, 2019). Il est l’auteur de La Presse de la Révolution. Journaux et journalistes (1789-1799), paru chez Odile Jacob en 2011.

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