Petit essai d’un bilan en mode prospectif

Nous nous proposons dans cet article de tenter un bilan de la loi dite Zimmermann/ Copé avec les précautions qui s’imposent quant au plein effet de cette loi. Pour éviter les redites sur l’évolution des chiffres répétés mille fois, nous nous poserons avant tout la question : qu’est-ce que la mixité change, devrait changer ou pourrait changer au sein des conseils d’administration et de surveillance ? Pour aller plus loin, nous soulèverons plus largement la question de la diversité des Conseils, largement insuffisante en France.

1. Quota, objectifs, bonnes pratiques – Faire (enfin) évoluer la situation par tous les moyens

Ces dernières années nous ont enseigné que pour certains pays, comme le Royaume-Uni, des objectifs de place sont efficaces, mais que de plus en plus d’Etats, dont des fidèles à la soft law, commencent à prévoir et adopter de telles lois instaurant des quotas. Ainsi, l’Allemagne  y vient et même la Californie: « California has made headlines this summer with legislative action toward instituting gender quotas for boards of directors of public companies headquartered in the state. To be enacted, it must be passed by the California state assembly and signed by the governor[1].Le mouvement commence ainsi à se généraliser[2]

 Mémo législatif :

-Loi du 27 janvier 2011 (dite loi Copé-Zimmermann) : instauration d’un objectif minimal à atteindre en 2017 de 40 % d’un des deux sexes au sein des conseils d’administration et de surveillance des entreprises cotées et de celles de plus de 500 salarié.e.s et présentant un chiffre d’affaires d’au moins 50 millions d’euros.(seuil intermédiaire en 2014)

-Loi du 12 mars 2012 (dite loi Sauvadet) : Mise en place d’ici 2018, dans la fonction publique : -d’un seuil de 40 % de primo-nominations de femmes aux emplois d’encadrement supérieur et de direction, une première étape de 20 % est appliquée à partir de 2013 ; -d’un seuil de 40 % de représentation dans tous les conseils d’administration, les conseils de surveillance ou les organes équivalents des établissements publics administratifs, les jurys de recrutement, les comités de sélection et les instances de dialogue social.

– Loi du 4 août 2014 (dite loi Vallaud-Belkacem) : Extension progressive  de la mise en œuvre d’une représentation équilibrée des femmes et des hommes dans les conseils d’administration des entreprises de 250 salarié.e.s  ou plus à échéance 2020

 

  • La proportion de femmes au sein des conseils d’administration et de surveillance des sociétés du SBF120 à l’issue des AG de 2018 est en moyenne de 43,3%[3] .
  • Pour les entreprises du marché réglementé d’Euronext entrant dans le champ de la loi quota des trois compartiments, soit 561 sociétés, les pourcentages sont respectivement de 34,7 % pour les Big Caps du compartiment A ; 30,6 % dans les Mid Caps du compartiment B ; 28,3 % dans les Small Caps du C
  • Et, sur ALTERNEXT PARIS (164 sociétés), champ non soumis à la loi, de 17,27 %,

selon le précieux Baromètre de l’AFECA de 2017[4].

Les résolutions de nomination ont été nombreuses et très bien votées depuis plusieurs années, qu’il s’agisse de nouvelles nommées ou de renouvellements : ainsi sur le CAC All Tradable, 97 % de votes positifs.

La mixité des CA des grands groupes est donc réalisée. L’enjeu pour les femmes porte désormais sur les positions à acquérir au sein des comités, voire de la présidence des conseils afin d’acquérir plus d’influence.

Ces évolutions notables se révèlent cependant insuffisantes pour atteindre le quota sur le périmètre suivant, même si l’accélération est manifeste.  Et hors cote, les données hélas approximatives laissent à penser que le quota n’est pas atteint et surtout que la perspective de l’extension du périmètre aux entreprises de 250 salariés pour 2020 passe encore inaperçue.

Enfin l’effet d’entrainement espéré de « la loi quota » sur la mixité des instances dirigeantes (Comex/Codir) et plus largement sur l’égalité hommes/femmes au sein de l’entreprise peine encore. Le taux moyen au Comex est désormais de 15 % avec des décalages importants: Accorhotel à 40 % au CA est à 8,3 % de femmes au Comex, et Air Liquide ou Axa carrément à 0.

Il est à cet égard intéressant d’identifier l’influence de la mobilisation d’activistes pour faire avancer le mouvement, car la loi ne suffit jamais. Parmi les activistes en gouvernance, on soulignera une action  menée en Europe en 2015 avec l’EWSDGE (European Women Shareholders Demand Gender Equality), qui a réuni une centaine d’actionnaires femmes juristes de onze pays de l’Union Européenne pour poser des questions écrites et orales lors des  AG de 125 sociétés cotées. En France, l’Association Française des Femmes Juristes a ainsi couvert 19 Assemblées Générales de grandes sociétés cotées et interpellé par exemple le dirigeant de  Carrefour : « Pensez-vous qu’une augmentation de femmes dans des postes à haute responsabilité peut contribuer à la performance économique de votre entreprise ? »…et Georges Plassat, Président-Directeur Général du Groupe de s’engager ainsi : « L’entreprise doit refléter la société. La parité doit être considérée dans l’entreprise non comme un impératif politique mais comme une opportunité dynamique pour l’activité et la croissance de l’entreprise. Le PDG soutient un programme volontariste intitulé Women Leaders visant à augmenter la part des femmes dans les postes à responsabilité dans tous les pays ».

Mais, excepté cette action spectaculaire qui a fait bondir leur nombre, passé de 3 en 2014 à 92 en 2015, les questions sur le sujet sont encore peu présentes. Proxinvest, l’agence de conseils en vote, a abordé le sujet de la mixité en 2016 en publiant un rapport assez critique. Cependant ; depuis quelques années, la problématique d’égalité hommes/femmes monte en puissance auprès des investisseurs et diverses initiatives émergent : ainsi, Morgan Stanley a lancé en 2013 son Parity Portfolio qui investit dans des entreprises dont le conseil d’administration ou de surveillance compte au minimum trois femmes. Barclays a lancé, de son coté en juillet 2014, un nouvel indice composé d’entreprises américaines dont les instances de gouvernance sont fortement féminisées : le « Women in Leadership Index ».

Et l’activisme sociétal se développe : on citera le livre blanc de la Fédération des Femmes Administrateurs[5]  sur le « Conseil 4D » qui plaide notamment pour plus de diversité (10 juillet 2018) et l’indice Zimmermann 2018 (12 juillet 2018) qui intègre des critères de féminisation dépassant les conseils afin que la mixité des CA ne touche pas que le haut de la pièce montée! A noter également que le gouvernement souhaite imposer un reporting systématique sur la mixité des CODIR sur le périmètre des grands groupes cotés.

2. Des femmes en nombre au sein des Conseils : quel impact ?

Les femmes, en tant que minoritaires au sein des Conseils, entraînent une modification de certains paradigmes sur la Gouvernance

Une attente importante

Ecartées, la plupart du temps des espaces de pouvoir, les femmes en tant qu’ultra minoritaires, puis minoritaires, ont projeté une version idéalisée du fonctionnement des Conseils, de la mission d’un administrateur/e, etc. Comme tout nouvel entrant, elles apportent un œil neuf, affranchi de décisions passées et ont des attentes importantes. Souvent atteintes du  complexe dit de l’ l’ImposteurE , elles recourent aux compétences pour se rassurer sur leur légitimité de « femme quota » ce qui les amène à préparer à fond les dossiers. Et donc à faire monter en gamme la tenue du CA qui désormais, les patrons le disent, est « plus professionnel, plus efficient»[6] et doit d’ailleurs, rappelons-le, être désormais évalué régulièrement.

Souvent affectées dans leur parcours par l’exercice vertical et autoritaire du pouvoir, elles sont désireuses d’exercer celui-ci de manière plus collective et persuadées de la valeur ajoutée d’être à l’écoute et d’être un bon « team player »[7]. Relativement libérées de la quête des attributs du pouvoir (potestas) qui leur semble souvent superficielle, parceu’elles ont observé les résultats stériles de cette compétition largement égotique, elles préfèrent utiliser le pouvoir pour faire (potentia[8]) et œuvrer pour entreprendre des actions concrètes au nom de l’intérêt social de l’entreprise, Elles ont tendance à se désintéresser des jeux de pouvoir et des conflits directs, ayant intégré lefait que, sauf exception, un face-à-face brutal tourne objectivement en leur défaveur. Très naturellement, elles développent une capacité de médiation et d’adaptation, donc de l’agilité et une capacité d’influence.

Enfin, elles cultivent un sens aigu du respect de la règle et de l’éthique. Pourquoi ? Parce qu’ayant subi pour une majorité d’entre elles des situations de discrimination, elles ont intégré que la règle protège. Dès lors, pas question de la contourner, ni pour elles, ni pour les autres et les « petits arrangements entre amis » n’ont guère cours. Elles risquent alors de devoir assumer une image de psychorigide, au moins au début. Le temps que le changement de culture s’opère.

Un désir de modernité et d’efficience les anime : changer de modèle, enfin !

Selon les femmes interrogées dans le cadre de notre recherche[9], il faut faire évoluer la gouvernance. Son approche est jugée trop financière, pas assez opérationnelle. Manquent trop systématiquement à l’agenda, d’après elles, la politique RH et notamment les plans de succession, mais aussi les compétences techniques et technologiques. « Les conseils sont là pour garantir la pérennité de l’entreprise et pas seulement les revenus des administrateurs », déclare l’une d’elles. Elles adoptent souvent une perspective de moyen terme. L’évaluation des conseils doit être plus systématique, avec des restitutions afin d’améliorer leur fonctionnement. L’ampleur de la crise conduit à revenir aux valeurs essentielles : qualité du management, composition et fonctionnement efficient du CA qui doit jouer «un rôle accru de pilote dans l’avion», affirme une autre.

La conscience de la valeur ajoutée de la diversité

Peut-être parce qu’elles ont dû se battre pour imposer des points de vue divers, elles sont conscientes, au-delà même de la question de la diversité de genre) de l’importance de la diversité : « C’est la palette des compétences et la diversité des profils qui font la richesse d’un conseil. Il faut des CA plus diversifiés, des profils membres complémentaires».

Femmes administratrices, un enjeu de changement

Dans un CA, les jeux de pouvoir entre le dirigeant et ceux qui le supervisent sont complexes. L’indépendance d’esprit de l’administrateur, qualité essentielle et requise dans les codes de gouvernance, peut se heurter au désir de pouvoir du dirigeant. Or, il a été vérifié que les administratrices sont plus assidues, préparent les réunions, posent des questions, s’opposent éventuellement à ce qu’elles peuvent considérer comme non conforme à leurs convictions, bref ont du courage et cherchent à influencer l’équipe pour améliorer la prise de décision. Voix de l’innovation, les femmes sont alors perçues parfois comme pénibles (mais plus compétentes) au sein d’un CA. De ce fait, les femmes nommées qui souhaitent tenir leur rôle, portées par leur conception idéalisée d’un conseil, peuvent parfois avoir un problème de posture, parce que leur comportement dérange. Elles ont alors le choix : entrer en résistance et tenir, ou renoncer et se conformer (sur-adaptation), perdant alors leur valeur ajoutée particulière.

Mot de la fin

« Le monde bouge, le moteur du pouvoir passe  la main à celui de la responsabilité, tandis que la valeur de l’exemple relaie le discours. Le CA et ses membres sont responsables de la conduite de l’entreprise au nom de l’intérêt social, à distinguer de l’intérêt des seuls actionnaires, dans une perspective pérenne et inclusive. Le nouveau code de place du Royaume Uni[10] sorti en juillet 2018  l’exprime plus clairement que le code Afep-Medef, aussi je préfère le citer et rappeler qu’à cet égard, les interrogations sur la place des parties prenantes (comité consultatif),  l’objet même de la société (nouvelles formes de sociétés à mission) ou encore – et j’y suis particulièrement sensible – la place des administrateurs salariés au Conseil (voir à ce sujet ma perspective sur la loi dite Rebsamen), sont autant d’éléments additionnels de gouvernance qui viennent abonder cette perspective. Les femmes y trouvent leur place naturellement comme agents de changement.  La prochaine étape devrait pouvoir être celle de la diversité d’origine. Pourquoi ? Mes travaux Gender and Governance, largement vérifiés au sein du programme Women Be Board Ready [11] puisent dans la littérature académique concernant les rapports minoritaire/majoritaire[12], permettant d’aller au-delà de la seule problématique du genre et d’ouvrir le débat sur les freins à la diversité dans les conseils : diversité d’âge, de parcours, d’expériences, culturelles et d’origine. Les structures de gouvernance françaises ne reflètent en aucune manière notre société et les diplômés français d’origine étrangère sont victimes d’une barrière invisible alors que leur couleur de peau l’est, elle [13]! Les qualités ou spécificités liées à la posture « de minoritaire » des femmes peuvent parfaitement s’appliquer aux candidat/es d’origines diverses.  Le minoritaire développe une capacité d’écoute, de coopération, le sens de la  médiation et une capacité d’anticipation parce qu’il a appris à « écouter » (…le majoritaire) ; tandis que le complexe de l’imposteur qui sévit le conduit à être assidu, préparer les réunions, s’emparer des sujets et poser des questions, donc être très professionnel. Enfin, son potentiel passé de discriminé/e le conduit à être très attaché/e à l’éthique et aux règles (qui protègent)… Ainsi, excepté si intervient une suradaptation au modèle dominant ou encore un réflexe d’évitement, hypothèses hélas souvent constatées dans les travaux du sociologue Serge Moscovici, les qualités particulières du minoritaire quel qu’il soit sont précieuses pour un groupe comme un Conseil. D’où l’intérêt du concept de proportion minoritaire suffisante[14] qui va venir justifier les quotas notamment, et celle d’une préparation plus mentale que technique pour savoir résister et conserver ses particularités.

https://sites.google.com/a/essec.edu/viviane-de-beaufort/engagement-women/leadership-au-feminin & http://gender.vivianedebeaufort.fr/?videos=femmes-rapport-pouvoir

 


[1] Gender Diversity and Board Quotas- David A. Katz and Laura A. McIntosh, Wachtell, Lipton, Rosen & Katz, July 27, 2018; Oxford Review

[2] https://www.economist.com/the-economist-explains/2014/03/25/the-spread-of-gender-quotas-for-company-boards

[3] Ethic and Boards.

[4] Etude AFECA juin 2017 : http://gender.vivianedebeaufort.fr/10-juillet-lancement-livre-blanc-federation-femmes-administrateurs/

http://gender.vivianedebeaufort.fr/wp-content/uploads/2018/07/TELESCOP_AFECA_2017V2.pdf

[5] http://gender.vivianedebeaufort.fr/1er-livre-blanc-de-fedfemadmin-porte-conseil4d/

[6] Serge Weinberg- Women Be Board Ready ESSEC : https://youtu.be/SWMO2nSGvGY

[7] -Le quotient féminin de l’entreprise, question de dirigeants, éditions Village mondial, Agnes Arcier, 2002

[8] -Pouvoirs(e)s, les nouveaux équilibres femmes-hommes, Collectif dirigé par Sophie Bramly et Armelle Carminati Rabasse, Eyrolles, mai 2012.

[9] « Femmes et gouvernance d’entreprise : vers un nouveau modèle ! »Viviane de Beaufort – Lucy Summers

[10] http://gender.vivianedebeaufort.fr/17469-2/

[11] https://www.boyden.com/media/women-and-their-relationship-to-power-169220/etude_francais.pdf

[12] -Women on boards in French companies between the desire of new politics and the reality of old power, Maryse Dubouloy, Londres, décembre 2011;Masculine Norms’: Why Working Women Find It Hard to Reach the Top, in Knowledge@Wharton, 3 août 2011

[13] 5 décembre, le Club XXIè Siècle, Ministère de l’Economie  http://gender.vivianedebeaufort.fr/diversite-des-conseils/

[14] -Critical Mass on Corporate Boards: Why three or more women enhance governance, Richard Ivey, School of business, University Western Ontario, 2006.

 

Viviane de Beaufort
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