La France a une carte à jouer dans la relocalisation de la chimie des médicaments

Avec le Covid-19, la France a découvert sa forte dépendance à l’Asie pour l’amont de ses productions pharmaceutiques. Un noyau dur d’ETI et de PME est pourtant solidement implanté sur le territoire. Et des solutions sont envisageables pour dynamiser le secteur.

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La France a une carte à jouer dans la relocalisation de la chimie des médicaments
Chaque année, près de 2 000 tonnes de principes actifs sortent du site d’Oril industrie, à Bolbec (Seine-Maritime), une filiale de Servier.

Pourquoi tant d’inquiétudes sur la dépendance sanitaire ? La France est pourtant l’un des plus grands producteurs au monde de médicaments, solidement ancrée dans le top 5 européen. Sauf que l’idée qu’une usine produit de A à Z le médicament, tel qu’on le trouve en pharmacie ou à l’hôpital, est totalement erronée. Ces usines, dernier maillon de la chaîne, se concentrent sur le mélange du principe actif, l’API, (la molécule qui soigne) et les excipients (les matières permettant de protéger l’API et de donner la forme du médicament : comprimé, gélule, pâte, liquide…). En amont, dans l’ombre de la pharmacie, c’est l’industrie de la chimie fine qui produit les principes actifs, mais aussi les matières premières permettant de les synthétiser, sachant que cela nécessite une dizaine d’étapes de synthèse, voire une quarantaine pour les médicaments les plus complexes.

Ces vingt dernières années, la chaîne de valeur a été drastiquement modifiée. L’Europe, qui produisait près de 80 % de cette chimie fine, a passé le relais à l’Asie, Chine et Inde en tête. Les causes sont multiples : coûts salariaux et de production, pression sur les prix, tombée en masse des brevets qui a engendré l’explosion du marché des produits génériques moins chers, renforcement des réglementations environnementales et de sécurité en Europe par rapport à l’Asie. Ce qui rend aujourd’hui certaines étapes traditionnelles de synthèse hors normes. Sans compter les baisses de prix des médicaments pour mieux gérer les comptes sociaux. En France, elles sont estimées à 1 milliard d’euros par an depuis une dizaine d’années.

"Les producteurs d’API sont partis, car la pression sur les coûts était telle qu’elles ne leur permettaient plus de produire sur le territoire", relate Pascal Le Guyader, le directeur des affaires industrielles du Leem, le syndicat des entreprises du médicament. Ainsi, des pans entiers de principes actifs, qui représentent souvent moins de 5 % de la valeur finale d’un médicament, ne sont plus produits ni en France, ni en Europe. Pour Didier Véron, le président par intérim du G5 Santé, "les antibiotiques sont un très bon exemple. Aujourd’hui beaucoup sont des génériques et la production des principes actifs a quitté la France et l’Europe. Il faut recréer un modèle économique. Les curares, largement utilisés durant la crise du Covid-19, en sont une autre illustration".

La qualité pour contrer l’Asie

Le phénomène a engendré un problème majeur : le manque de solution face à des pénuries de traitements et de vaccins. Anecdotiques au début des années 2000, ruptures et tensions ont été signalées en France à 44 reprises en 2008… pour atteindre 1 200 en 2019, selon les données de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM). Face à la pandémie, les tensions sur le paracétamol, qui n’est plus fabriqué en Europe, et les produits anesthésiants ont réveillé l’opinion et les pouvoirs publics sur la menace que cette situation représente pour la souveraineté sanitaire.

La chimie fine pharmaceutique est toutefois loin d’être un désert en France. Elle représente entre 10 000 et 12 000 emplois directs, un chiffre d’affaires annuel de 1,5 à 2 milliards d’euros, et dénombre une soixantaine de sites sur le territoire. On y trouve quelques grands laboratoires, comme Sanofi, Servier et Pierre Fabre, et surtout un ensemble morcelé de PME et d’ETI, la plupart travaillant à façon. Face à la concurrence asiatique, des acteurs ont émergé ces quinze dernières années. C’est le cas de Seqens, de Novasep, d’Axyntis et de Minafin qui représentent aujourd’hui les leaders du secteur en France. Tous ont consolidé des ensembles d’actifs permettant de recouvrer de la dynamique.

Aujourd’hui, ces acteurs ont une véritable carte à jouer. Ils la jouent d’ailleurs depuis quelques années, car plusieurs événements changent la donne et de nombreux producteurs de médicaments en Europe n’ont pas attendu le Covid-19 pour chercher des alternatives locales d’approvisionnement. Des problèmes de qualité des API en Asie, comme avec l’héparine ou le valsartan, ont déjà servi de signaux d’alerte. Ils ont d’ailleurs poussé les "Américains à très nettement renforcer leur processus réglementaire d’approbations des produits", souligne Vincent Touraille, le président du Sicos Biochimie, le syndicat français de la chimie fine. En 2012, les États-Unis ont ainsi introduit la législation GDUFA imposant l’enregistrement des sociétés importatrices de génériques sur le sol américain, des redevances par molécule, et des inspections des sites par les autorités américaines. De quoi dissuader les industriels ne produisant pas aux normes de qualité suffisantes. "Cette barrière d’entrée, qui n’a pas été reprise par l’Europe, a divisé par dix les concurrents asiatiques", estime Vincent Touraille. En parallèle, le programme environnemental chinois Blue Sky, lancé en 2013 a "entraîné la fermeture de plus de 2 000 usines en Chine. Quelque 40 % des usines chinoises, dont des sites de fabrication de matières premières pour la pharmacie, ont été contraintes de fermer ou de revoir leurs procédés", relève Gildas Barreyre, le directeur énergie et affaires publiques de Seqens.

Ces éléments, qui ont multiplié les tensions sur l’approvisionnement de principes actifs, ont rebattu les cartes pour la chimie fine. Thierry Van Nieuwenhove, le directeur général de la division marchés finaux de Minafin, estime que cela a contribué à "rééquilibrer les approvisionnements. Depuis deux ans, des demandes clients ne sont plus axées seulement sur le prix mais aussi sur la sécurité de la fourniture".

Sanofi, qui a engagé ces derniers mois un projet de spin-off de son activité d’API pour clients tiers afin de créer un nouvel acteur mondial, ressent aussi cette dynamique. Philippe Luscan, le vice-président exécutif chargé des affaires industrielles décrit une activité qui "était atone chez Sanofi" il y a dix ans, mais qui bénéficie aujourd’hui d’une "croissance de 3 à 5 % par an. Des laboratoires reviennent en Europe, pour des approvisionnements plus fiables, de qualité".

En quête d’indépendance sanitaire

L’épidémie pousse les pouvoirs publics à s’emparer à bras-le-corps du problème de l’indépendance sanitaire de la France, de parler de rapatriement de cet amont pharmaceutique et d’entendre distinctement, désormais, les alertes du secteur. "Cela fait dix ans que l’on s’époumone sur le sujet. Avec le Covid-19, tout le monde le constate, se réjouit Vincent Touraille. C’est donc le moment de proposer des solutions."

Le Sicos en a publié dix en mai. La première concerne l’identification des chaînes de valeur les plus critiques. Pascal Le Guyader indique que le Leem a "lancé une concertation avec l’ANSM sur le partage des données, pour obtenir une cartographie précise de ce qui est produit en France et en Europe, notamment pour les médicaments d’intérêt sanitaire et stratégique". S’il est selon lui illusoire d’envisager une souveraineté sur toute la pharmacopée en Europe, l’idée d’en recouvrer une partie à l’échelle de l’Union et non exclusivement à celle de l’Hexagone est partagée par tous. D’autant qu’il faut aussi des marchés viables pour ces productions. En prenant l’exemple du curare, Didier Véron note que "d’habitude, nous en sommes très peu consommateurs. Quelles sont les opportunités économiques et sanitaires si l’on ne s’en sert pas ? " Comme ses pairs, David Simonnet, le PDG d’Axyntis, juge aussi "illusoire de relocaliser tout ce qui est produit en Chine. L’idée est d’éviter d’être intégralement dépendant, de remettre une dose de fourniture locale pour tous les médicaments qui dépendent à 100 % des fournisseurs asiatiques, d’améliorer la gestion du risque".

Des usines difficilement relocalisables

Pas envisageable non plus de construire des usines de chimie fine. "Car les coûts et les temps d’investissement seraient rédhibitoires, poursuit David Simonnet. Il faut compter environ 150 millions d’euros par usine, un niveau d’investissement que le marché ne peut pas absorber compte tenu des prix de vente. Et il faudrait trois ans en raison des délais en termes d’autorisations administratives car on parle d’usine Seveso." Sans compter l’acceptation sociétale de ce type d’usines sur le territoire, des accidents type Lubrizol laissant des traces…

Le levier du procédé de chimie en continu

En somme, et tout le secteur en convient, il faut s’appuyer sur le tissu industriel existant. Ce qui nécessite des investissements pour étendre des capacités et moderniser les sites, sachant que tous les acteurs industriels ont déjà finalisé et engagé des projets en ce sens. "Nous n’allons pas réinvestir dans les technologies, souvent vieilles et polluantes, parties en Asie, ni les ramener, cela n’a pas de sens", s’exclame Michel Spagnol. Le PDG de Novasep évoque ainsi les besoins d’intensification de procédés et de technologies plus modernes.

Le procédé de chimie en continu revient actuellement sur toutes les lèvres. Il s’appuie sur des réacteurs plus petits permettant de coupler des étapes de synthèse et de diminuer l’apport de solvants, les déchets et les émissions. Le soutien à l’innovation est ainsi l’une des demandes du Sicos. Le secteur suggère des mécanismes publics similaires au crédit d’impôt recherche pour aider les investissements de modernisation, surtout dans cette volonté de rapatrier des productions stratégiques. Sur le plan économique, figurent des demandes pour une régulation plus concertée et mesurée des baisses de prix de médicaments, et pour des allégements des impôts de production. D’autres demandes sont sur la table, comme obtenir des délais plus courts pour l’homologation des API, ou rendre obligatoire l’inscription de l’origine du principe actif sur les boîtes de médicament.

Avec l’oreille, aujourd’hui, attentive des pouvoirs publics, la chimie fine pharmaceutique française dispose d’une fenêtre de tir intéressante pour renforcer son dynamisme. La renégociation prévue dans les prochaines semaines d’un accord-cadre de l’industrie pharmaceutique avec le Conseil économique des produits de santé, chargé notamment de définir les baisses de prix des médicaments, ou le prochain Conseil stratégique des produits de santé programmé l’année prochaine, seront autant d’échéances pouvant faire encore bouger les lignes plus avant.

Des leaders diversifiés et consolidés

Les quatre leaders de la chimie fine pharmaceutique en France ont tous démarré avec la reprise d’actifs pour constituer des ensembles diversifiés et plus solides. Seqens – environ 1?milliard d’euros de chiffre d’affaires en?2019 pour 3 200?salariés – a été créé en 2003 avec la reprise de la chimie intermédiaire de Rhodia. Le virage prononcé vers la pharmacie date de 2011, en reprenant la division pharma de Rhodia, puis en 2017 avec la prise de contrôle du français PCAS. Novasep – 1 200?salariés et 300?millions d’euros de chiffre d’affaires en 2019 –, fondé en 1995 avec une vision très axée sur la pharmacie a d’abord acquis des sites en France. Ces dix?dernières années, après sa diversification dans l’agrochimie et l’agroalimentaire, le groupe se concentre sur la modernisation des sites et de ses technologies. Créé en 2004, Minafin – 900?salariés et 220?millions d’euros de chiffre d’affaires en 2019 – a toujours été centré sur la chimie fine et a mené en parallèle croissance externe et organique. Positionnée dans l’agrochimie, les ingrédients pour la cosmétique et la chimie verte, sa division pharmaceutique, Minakem, pèse pour 70 % des activités. L’aventure d’Axyntis – 460?salariés et environ 100?millions d’euros de chiffre d’affaires – a démarré en 2007 avec l’acquisition de dix?sites de chimie fine jusqu’en 2016, avant de privilégier la croissance organique. La pharmacie représente le premier segment avec 60 % des ventes.

 

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