Bioproduction : « L’approvisionnement en usage unique est sous tension depuis deux ans » alerte Patrick Mahieux (ABL Europe)
Patrick Mahieux, le directeur général d’ABL Europe, la filiale de l’Institut Mérieux dédiée à la bioproduction, spécialisée notamment dans la production de vecteurs viraux, fait le point sur l’état de la supply chain des équipements nécessaires à la bioproduction. Conséquence directe de la crise sanitaire, cette dernière s’avère particulièrement tendue depuis plus de deux ans.
Industrie Pharma : Quelles sont les spécificités de la supply chain concernant les équipements de bioproduction ?
Patrick Mahieux : Produire un virus ou un produit biologique est quelque chose de complexe car il s’agit d’un organisme vivant qui nécessite donc de travailler dans des zones à atmosphère contrôlée, pour éviter les disséminations et les contaminations. C’est une production qui impose de travailler avec du matériel à usage unique, stérilisé à la chaleur dans un autoclave, contrairement à une production dite plus « traditionnelle » qui utilise des cuves en inox nettoyées et stérilisées régulièrement.
Actuellement, 99 % des thérapies cellulaires et géniques sont produites avec du matériel à usage unique. Cela est moins le cas pour des anticorps monoclonaux, par exemple, puisqu’ils sont aujourd’hui fabriqués en plus grand volume. Et cette utilisation de l’usage unique impose une supply chain bien particulière, et ce, à différents niveaux, qui vont dépendre de tout un tas d’acteurs et de fabricants répartis au niveau mondial.
Comment qualifieriez-vous cette supply chain aujourd’hui ?
P.M. : Je dirais qu’elle est aujourd’hui particulièrement sous tension. Cette situation perdure depuis la crise du Covid-19 en 2020. Il s’agit bien là d’un contexte encore jamais vu. Par exemple, dans le cas d’un fabricant d’équipements à usage unique avec une exportation vers l’Europe, depuis deux ans, les valeurs de stock ont quasiment doublé, puisque les délais d’approvisionnement se sont fortement allongés.
Comment expliquez-vous cet état de fait, mis à part les délais d’approvisionnement ?
P.M. : À ces délais, vous ajoutez une tension sur les matières plastiques, ainsi que sur les produits aseptiques, et vous obtenez une tension globale sur la bioproduction. Un autre problème pour nous est que la majorité des centres de bioproduction sont concentrés aux États-Unis, en des centres dits « d’excellence ».
Et la législation américaine dispose d’un atout par rapport à la législation européenne. Quelle que soit la nationalité du fabricant, quand un produit est fabriqué sur le territoire américain et en cas de tension, la priorité est donnée aux besoins américains, c’est le Defense Priorities and Allocations System Program (DPAS). Si une pénurie apparaît aux États-Unis, les commandes à destination de l’Europe passent au second plan. En Europe, nous n’avons pas cet arsenal juridique, j’ai d’ailleurs moi-même alerté nos politiques pour que nous puissions bénéficier du même dispositif que les Américains sur ce point, mais cela doit se jouer au niveau européen.
La réglementation qui entoure les produits biologiques ajoute également un certain niveau de complexité. Quand un produit a été développé avec une technologie donnée, la mise en place d’un sourcing alternatif doit être validée au niveau réglementaire, et cela prend du temps. Ce qui est très bien pour sécuriser la qualité du produit, donc pour le patient, mais c’est plus compliqué pour la production et la continuité d’activité. Déposer des dossiers de validation prend un temps considérable, et il est alors difficile pour nous d’être flexibles et de nous adapter rapidement en cas de rupture.
Comment cette situation se concrétise-t-elle pour les industriels ?
P.M. : Pour certains articles, nous sommes obligés de commander plus d’un an à l’avance. Cela représente pour nous une grosse prise de risque, puisque l’on doit commander sans connaître nos besoins à l’avance. En fait, nous faisons tout le contraire de ce que nous avons appris en termes de gestion des stocks : pas de « juste à temps » mais des stocks stratégiques.
Selon vous, comment cette situation peut-elle évoluer ?
P.M. : Sans vouloir être trop pessimiste, je pense que cette tension va perdurer pendant encore au moins deux ans. Les nouvelles approches thérapeutiques proposées actuellement ne changent rien à la problématique de la supply chain. Que cela soit, par exemple, des thérapies cellulaires CAR-T ou des virus oncolytiques, comme ceux produits par Transgene, toutes ces thérapies doivent être fabriquées dans des conditions aseptiques totales avec du matériel stérile à usage unique. Leur production est donc, elle aussi, soumise aux mêmes injonctions. Toutefois, aujourd’hui, quelques gros fabricants investissent en Europe, comme par exemple Merck qui a récemment investi dans son site de fabrication de produits à usage unique, en Alsace.
La crise a également aidé nos gouvernements à prendre conscience de cette problématique. Des annonces ont été faites, mais leur mise en œuvre va encore prendre du temps. Les usines ne se font pas en un jour.
ABL en chiffres
• 1994 : Création du premier site dédié aux vecteurs viraux en Europe
• Plus de 25 ans d’expérience dans les vecteurs viraux
• 4 sites en France et aux États-Unis
• 320 employés
Usage unique : ils investissent en Europe
Malgré une prévalence américaine, quelques industriels veulent miser sur l’Europe pour la fabrication de produits à usage unique. C’est, par exemple, le cas des groupes allemands Merck et Sartorius. En septembre 2022, le laboratoire allemand Merck a ainsi annoncé un investissement de 130 millions d’euros supplémentaires, sur son site de production de Molsheim (Bas-Rhin), en Alsace, spécialisé dans la fabrication d’une large gamme de produits à usage unique. Cet investissement venait s’ajouter à un précédent de 25 M€, réalisé en 2021 dans cette installation. L’installation de Merck Molsheim produit, par exemple, des poches destinées à remplacer des équipements traditionnels en inox. En pariant sur ce site alsacien, Merck ambitionne une capacité de production destinée à répondre à la quasi-totalité des besoins du marché européen, avec l’ambition de positionner le site alsacien comme un « hub européen » du secteur.
Autre exemple, avec Sartorius qui, au début de l’année, a annoncé un vaste projet d'investissement en France. Le fournisseur d’équipements a ainsi augmenté et modernisé ses capacités d'innovation, de production et de stockage sur trois sites hexagonaux, à Aubagne (Bouches-du-Rhône), à Lourdes (Hautes-Pyrénées) et à Cergy (Val d'Oise). D'un montant total de 100 millions d'euros d'ici à 2025, cet investissement a été soutenu à hauteur de 18 M€ par les pouvoirs publics dans le cadre de l'Appel à manifestation d'intérêt Capacity Building soutenant les industries de santé.