Au nom de la liberté d’informer sur des sujets de santé publique, le Conseil d’Etat a décidé, dans un arrêt rendu vendredi 8 avril, de repousser les frontières du secret des affaires. Sur le plan des principes, une nouvelle avancée est ainsi gravée dans la jurisprudence, à l’occasion d’un contentieux né en 2018 dans le cadre des « Implant Files ».
Cette enquête, menée par 59 médias, dont Le Monde, dans le cadre du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), avait révélé des manques dans le contrôle, par les autorités sanitaires, de la mise sur le marché des dispositifs médicaux (stimulateurs cardiaques, stents, mèches vaginales, etc.). Certains dispositifs commercialisés légalement en Europe étaient défectueux, voire dangereux.
Le Conseil d’Etat était saisi d’un différend qui oppose depuis quatre ans Le Monde et sa journaliste Stéphane Horel à l’organisme ayant le monopole en France de la certification de ces matériels, le Laboratoire national de métrologie et d’essais (LNE) et la société GMED, qui en est issue. Le quotidien avait demandé la liste des dispositifs médicaux ayant obtenu le précieux certificat de « conformité européenne » (CE), ainsi que la liste de ceux auxquels l’organisme français avait refusé ce label CE.
Devant le refus opposé par l’organisme certificateur, le journal avait saisi la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA), qui, dans une décision du 25 octobre 2018, avait jugé que la communication de ces éléments « serait susceptible de porter atteinte au secret des affaires ». Des associations françaises de journalistes ou de lutte contre la corruption ont dénoncé dans cette invocation une atteinte à la libre circulation des idées et des informations dans un domaine d’intérêt public.
« Question d’intérêt général »
L’affaire a donc été portée devant le tribunal administratif de Paris, qui, dans un jugement du 15 octobre 2020, a enfoncé un premier coin dans ce secret. Désavouant la CADA, les juges ont donné partiellement raison au Monde. Le tribunal donnait un mois à LNE-GMED pour communiquer la liste des dispositifs médicaux déjà sur le marché ayant obtenu le label CE auprès de cet organisme. « La communication de ces informations relatives à des dispositifs médicaux déjà commercialisés contribue de manière significative au débat public sur une question d’intérêt général et permet de surcroît une meilleure traçabilité des dispositifs défectueux, conformément à l’objectif de santé publique visant à garantir la sécurité et la fiabilité des dispositifs médicaux », dit le jugement.
En revanche, le tribunal rejetait la demande concernant les matériels ayant échoué à obtenir le label. Ici encore, la protection du secret des stratégies commerciales des fabricants était invoquée. Pour Le Monde, cette décision était insatisfaisante, car l’une des principales failles du dispositif européen vient du « shopping » pratiqué par certains industriels. Une entreprise ayant essuyé un refus en France a le droit de soumettre son produit à l’organisme certificateur d’un autre membre de l’Union européenne, peut-être moins exigeant, et de s’ouvrir ainsi les portes du marché français. Un pourvoi en cassation a été formé contre ce jugement.
Contrairement à ce qu’ont plaidé Le Monde et son avocat, Patrice Spinosi, le Conseil d’Etat confirme aujourd’hui l’analyse du juge administratif sur la nature de l’information que constitue un refus de certification. « La communication combinée du nom des dispositifs médicaux faisant l’objet d’une demande de marquage “CE” (…) et de celui de leurs fabricants est de nature à dévoiler les produits que ces derniers ont développés et qu’ils envisagent de commercialiser et, par suite, à révéler leur stratégie commerciale », lit-on dans l’arrêt. Mais, précise le Conseil d’Etat, le tribunal « s’est fondé notamment sur le fait que les risques que représenteraient pour la santé publique des dispositifs médicaux défaillants restent théoriques tant que ceux-ci n’ont pas été mis sur le marché ». Ce qui n’est plus le cas dès leur commercialisation.
Le droit d’informer prime
Résultat, lit-on dans l’arrêt, le secret des affaires « ne saurait justifier le refus de communication d’un document administratif après que les produits en cause ont été mis sur le marché. Ce secret ne saurait ainsi légalement fonder le refus de communication de la liste des dispositifs médicaux qui ont été mis sur le marché après que le marquage “CE” leur a été refusé, en France, par le LNE ou la société GMED, mais leur a été délivré par un autre organisme d’évaluation au sein de l’Union européenne ».
Dès lors qu’un produit est sur le marché, le droit d’informer, en particulier en matière de santé publique, prime désormais sur la protection du secret des affaires. « Ce principe est consacré », se réjouit Patrice Spinosi.
Reste la mise en œuvre de ce principe dans le cas particulier de cette affaire. Le Conseil d’Etat renvoie au tribunal administratif le soin de déterminer les modalités et possibilités pratiques de communication de cette liste. Et la haute juridiction va jusqu’à prévenir que le tribunal pourrait refuser d’imposer une telle communication « dans le cas où la demande impliquerait de procéder à des recherches auprès d’autres organismes ou entraînerait une charge de travail disproportionnée ». Car l’organisme certificateur n’est pas informé des produits mis sur le marché…
L’enjeu devant le tribunal administratif de Paris, à nouveau saisi, sera désormais de savoir si le droit d’accès à ces documents, officiellement consacré aujourd’hui, pourrait être réduit à néant par des considérations pratiques. Réponse dans huit à douze mois. Pour l’heure, le LNE-GMED, à qui les juges avaient ordonné en 2020 de communiquer sous un mois au Monde une première liste de documents, ne s’est toujours pas exécuté.
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